Juillet 2003. Dans le cadre du festival Jazz à Vienne, John Zorn présente un nouveau groupe sur un répertoire qui a largement contribué à élargir son auditoire ces dix dernières années. On sait qu'avec Zorn, il faut s'attendre à tout. Certains de ses disques sont ce que nous qualifierons poliment de très avant-gardistes (ou, si on est un peu moins poli, de particulièrement inécoutables). D'autres, en revanche, documentent la plus belle musique écrite ou improvisée de ces trente dernières années, que ce soit dans le domaine du free jazz, de la musique contemporaine, du rock, de la musique juive, de la musique de film ou de bien d'autres genres encore. Pape de la Downtown Scene qui a révolutionné le son de la Grosse Pomme ces vingt dernières années, mêlant et démêlant constamment tous les genres, des plus populaires aux plus savants, flirtant souvent avec les limites de l'audible pour mieux stimuler, et sublimer, les oreilles, Zorn effraie et fascine.
Pour ce concert de Vienne, peu de renseignements sur ce qui allait donc être proposé à nos oreilles ouvertes sur l'inattendu. On connaît certes assez bien son groupe Masada, quartet superlatif (avec Dave Douglas, le meilleur trompettiste du monde, Greg Cohen, le meilleur contrebassiste du monde et Joey Baron... le meilleur batteur du monde, et ce n'est même pas exagéré - en tout cas pour Douglas et Baron !) qui a pour ambition de "mettre en musique la Torah" (rien que ça), de prolonger Ornette Coleman (excusez du peu) et enfin d'inventer la "Jewish music beyond klezmer" (la modéstie n'est pas le point fort de Zorn), mais l'Electric Masada ne compte aucun des musiciens de la version acoustique du groupe. A la place on trouve Marc Ribot à la guitare (plutôt bon signe), Jamie Saft aux claviers, Cyro Baptista aux percussions, Trevor Dunn à la basse et Kenny Wollesen à la batterie. Le tout dirigé d'une main de fer par Zorn à grands jets d'alto rageurs. Ca commence par un grand brouet de jazz-rock furieusement électrique avant que peu à peu, ça ou là, on retrouve les mélodies au parfum oriental du songbook de Masada. Le résultat est des plus surprenants (il faut imaginer un groupe à mi-chemin de Naked City et MMW, ou Ornette Coleman menant le groupe électrique de Miles Davis période Jack Johnson, jouer de la musique juive), mais aussi des plus réjouissants. Aujourd'hui encore je considère ce concert comme le plus extraordinaire auquel j'ai eu la chance d'assister. Seul petit bémol, il était jusqu'alors impossible de retrouver sur disque l'énergie furieuse du groupe. Tzadik (le label de Zorn) y a remédié cet été.
Septembre 2003. John Zorn fête ses 50 ans par un mois de programmation au Tonic, le club d'avant-garde du Lower East Side new-yorkais. A raison de deux concerts par soir, Zorn propose un vaste kaléïdoscope de trente années d'activité musicale sans concession. Tzadik publie depuis le début de l'année des témoignages de ce mois de concerts. Le quatrième volume (sur les neufs déjà parus) est consacré à l'Electric Masada. On peut donc désormais écouter chez soi le premier set du concert du samedi 27 septembre. En plus des musiciens présents à Vienne, le groupe s'est adjoint les services d'un deuxième batteur, Joey Baron en personne, et d'Ikue Mori aux machines électroniques pour insufler une dose de musique bruitiste dans les rouages bien huilés du songbook de Masada. Ce changement de périmètre s'entend dès les premières secondes du disque puisque l'intro du premier morceau ("Tekufah") est un enchaînement de bruits en tous genres pendant trois bonnes minutes, avant que la mélodie ne fasse son apparition. Zorn nous prend directement à la gorge, pour ne pas nous lâcher pendant plus de 70 minutes.
Difficile de résumer musicalement le disque en quelques mots, tellement il est riche et varié. Pour tout dire, ça pète dans tous les sens, ça danse, ça groove, puis ça explose, ça hurle. C'est bruitiste, free, hard, destructuré, puis délicieusement mélodique. C'est new-yorkais, c'est à dire jamaïcain, espagnol, israélien, est-européen, brésilien, jazz, rock, funk, contemporain et ancestral. Zorn cite tout, fait des clins d'oeil à tout, tout en jouant une musique qui lui est propre. On entend Duke Ellington revisité par Sun Ra ("Yatzar"), Bob Marley qui aurait troqué la marijuana pour l'extasy ("Hadasha"), Sly Stone à la tête des Clash ("Idalah-Abal"), de la musique de cartoon sado-maso (au beau mileu de "Lilin", morceau à première vue le plus proche du Masada traditionnel) et même un final ("Kisofim") d'une musicalité à pleurer avec un Marc Ribot en état de grâce. On pourrait d'ailleurs en dire tout autant de chacun des musiciens qui animent ce projet. Zorn brille de mille feux, réunissant sur un même disque ses expériences les plus extrêmes et son amour des mélodies lancinantes. Le trio percussif (Kenny Wollesen et Joey Baron aux batteries et Cyro Baptista aux percussions les plus improbables) confectionne un magma en ébullition permanente. Trevor Dunn assure un groove funky, bien secondé par Jamie Saft avec ses claviers entre Sun Ra et MMW. Ikue Mori sait être décisive en perturbant juste ce qu'il faut les musiciens. Et enfin, encore une fois, Marc Ribot est royal de bout en bout, dans tous les genres. Jazzman déglingué, dandy punk, amoureux des mélodies hispanisantes, il apporte une touche personnelle qui renforce, s'il en était besoin, le propos du groupe.
Un véritable feu d'artifice pour fakir en mal de sensations fortes. N'hésitez plus, troquez votre planche à clous pour cette galette électrique. Vos fesses m'en diront des nouvelles !
Electric Masada : John Zorn's 50th Birthday Celebration Volume 4, Tzadik, 2004
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