Suite de Sons d'hiver, avec deux programmes inédits en Europe. High Priest (a.k.a. HPrizm) d'Antipop Consortium s'associait tout d'abord à Wadada Leo Smith (tp), Steve Lehman (as) et David Virelles (p) pour un projet intitulé Waves. Les ondes en questions sont celles des traitements par électrochocs qui furent utilisés pour "soigner" Bud Powell et qui eurent surtout pour conséquence de lui bousiller le cerveau et en particulier la mémoire. L'argumentaire du programme associe Thelonious Monk à l'hommage, et étend les "ondes" aux diverses méthodes de répression de la différence (raciale, musicale...) qu'eurent à subir les musiciens noirs dans les années 40 et 50. On n'est pas loin de l’étymologie (reconstruite) du terme be bop qui veut y voir une onomatopée désignant le son de la matraque policière sur la tête des noirs. Un vidéaste, Emmanuel Pidre, accompagne le groupe et diffuse sur une toile blanche accrochée en fond de scène des portraits de Bud et Monk en recomposition permanente. Si les références aux deux pianistes sont donc explicites, la musique proposée n'a en revanche qu'un très lointain rapport avec l'esthétique bop. Il s'agit bien d'une œuvre actuelle, qui fait appel aux particularités sonores des musiciens rassemblés.
Concepteur du projet, High Priest est l'architecte du groupe. Il construit des beats digitaux à l'aide de samples et de claviers, dans une esthétique voisine de l’électro-rap d'Antipop. Sur ce fond sonore martial, Steve Lehman sature l'air de zébrures nerveuses, tirant profit de la sonorité acide du sax alto. Leo Smith intervient moins régulièrement, mais propose de puissants solos, au son très mat, qui transpercent le mur de percussions digitales. David Virelles intervient par nappes pour accroître la densité sonore de l'ensemble. Ces différents ingrédients dessinent une musique assez éprouvante, constamment urgente, nerveuse, dense, qui ne s'autorise aucun répit. Si l'esthétique proposée nous interpelle, elle a aussi le don de nous épuiser à force. Mais, pour mieux accentuer sa dimension dénonciatrice, c'est sans doute voulu.
La seconde partie était tout aussi ouvertement politique et la musique tout aussi exigeante. Wadada Leo Smith, à la tête de son Golden Quartet, proposait des pièces issues de son ambitieux cycle de compositions Ten Freedom Summers. Ces dix étés font référence à la décennie de luttes (1954-1964) qui précéda l'adoption du Civil Rights Act. Leo Smith a donc composé une série de morceaux illustrant des moments clés ou peignant le portait de figures phare de cette période (d'Emmett Till à Rosa Parks, des neuf de Little Rock à Fannie Lou Hamer). Comme pour la première partie, si le propos fait référence à une époque bien précise, le but n'est pas de s'inspirer de la musique de ces années-là, mais bien de proposer une œuvre inédite. Accompagné par Anthony Davis au piano, Pheeroan AkLaff à la batterie et Ashley Walters au violoncelle (celle-ci, issue d'un quatuor à cordes spécialisé dans la musique contemporaine, remplaçait le bassiste John Lindberg, au repos forcé après une mauvaise chute), le trompettiste a déployé deux longues suites et un dernier morceau plus court, puisant autant dans le free jazz (pour le geste dans l'instant) que dans la musique contemporaine (pour la forme dans la durée). Face à l'absence persistante de swing, un bon quart de la salle est parti avant la conclusion de la soirée. Ils eurent bien tort, parce que dès lors qu'on acceptait de hisser son attention au niveau d’exigence musical voulu par le compositeur, l’œuvre révélait sa profonde beauté, parcourue de solos inspirés de chacun des interprètes, ne s'interdisant pas de groover dans certains passages en fin de concert, et surtout laissant entrevoir une grande spiritualité illustrée par l'engagement constant de chaque musicien pour servir une œuvre aux dimensions aussi larges.
Difficile de résumer et de caractériser une musique qui échappe de la sorte aux catégories préétablies. Elle laisse une grande place aux solistes, qui s'approchent plus du quatuor de musique de chambre que du quartet de jazz traditionnel, mais se rappelle néanmoins par moment l'importance de la tradition issue du blues dans la lutte contre la ségrégation, et le geste collectif qui y est lié. Ambitieuse, audacieuse, exigeante de prime abord, la musique finit par se révéler particulièrement humaniste, en accord avec le message qu'elle souhaite porter. A hauteur d'interprète. A l'échelle humaine.
lundi 27 janvier 2014
samedi 25 janvier 2014
Anthony Davis Solo / Roscoe Mitchell Trio @ Auditorium Jean-Pierre Miquel, Vincennes, vendredi 24 janvier 2014
Début de l'édition 2014 du festival Sons d'hiver hier soir avec une affiche au parfum d'AACM. En première partie, une rare apparition d'Anthony Davis en solo, avant sa participation au Golden Quartet de Wadada Leo Smith ce soir-même. Je connais jusqu'ici assez peu l’œuvre du pianiste, n'ayant que peu de disques sur lesquels il apparaît (principalement aux côtés de Leo Smith, et pour un duo avec Jason Robinson paru sur Clean Feed en 2010). De ses grandes pièces orchestrales des années 80 ou de son activité de compositeur d'opéra qui l'occupe depuis une vingtaine d'années, je n'ai fait que lire de-ci de-là quelques bribes d'informations. C'est donc avec une vraie curiosité que j'allais à ce concert.
Anthony Davis commence par une longue pièce en forme de variations autour d'un thème aux accents blues, marqué par un ostinato dans les aigus maintenu par la main droite tandis que de sa main gauche il développe un jeu très liquide, aux sonorités aquatiques qui évoquent parfois le son d'un métallophone. On sent dans son jeu à la fois une grande liberté clairement issue du free jazz et un souci de la forme. Il ne s'agit pas juste d'improviser jusqu'à avoir épuisé les possibilités de variations, le morceau doit aussi apparaître comme une solide composition, construite progressivement, pour que la conclusion en révèle la structure. Anthony Davis alterne ces instant compositions et des morceaux plus courts à l'écriture plus traditionnelle, qui puisent leur vocabulaire dans un jazz moderne nourri de standards. Pendant une heure, le pianiste parcourt ainsi une musique aux influences larges, notamment du côté de la musique contemporaine, mais qui conserve néanmoins une dette évidente envers toute une tradition du piano jazz issue d'Ellington.
Instant composition, c'est aussi une expression qui définit bien la musique du trio assemblé par Roscoe Mitchell. Le saxophoniste de l'Art Ensemble of Chicago y côtoie le trompettiste Hugh Ragin et le batteur (mais aussi pianiste et tromboniste) Tyshawn Sorey. Le trio commence d'ailleurs par un dialogue pointilliste entre trois instruments à vent (soprano, trombone, trompette). Les musiciens jouent sur les infrasons, le souffle et de brèves saillies désordonnées. Début assez aride. Progressivement, on se rend néanmoins compte qu'ils sont en fait en train de poser les bases, éparpillées, désassemblées, de ce qui va suivre. Tyshawn Sorey abandonne le trombone, frappe quelques coups de cymbales en passant, puis va s'assoir au piano. Le voyage peut commencer. Le discours se densifie. Roscoe Mitchell, le visage émacié, le regard halluciné, a des allures fantomatiques. Quand il part en respiration circulaire, il donne l'impression d'être définitivement ailleurs. Ayant quitté le monde physique qui l'entoure, il n'est plus que tourbillon de sons. Cet abandon de lui-même inquiète les yeux mais ravit les oreilles. Au piano, Tyshawn Sorey plaque des accords resserrés, où se mêlent les héritages du blues, du free jazz, de la musique contemporaine et de sa propre approche de percussionniste. Hugh Ragin a un discours plus mélodique que ses acolytes, déployant de magnifiques solos qui irradient tout autant les denses passages à trois, que les beaux volumes de l'auditorium quand les deux autres se sont tus. A la batterie, Tyshawn Sorey n'utilise pas la grosse caisse, mais crée une vraie dramaturgie par sa capacité à ponctuer de quelques frappes minimales le dialogue des souffleurs, comme à accompagner par un intense crescendo sur les cymbales les tourbillons obsessionnels du saxophoniste. Alors que le début du concert laissait augurer d'une musique sobre, voire austère, on se laisse emporter par la puissance émotive qui s'échappe finalement du trio, maître de l'espace et du temps. En effet, on sent qu'ils ont pris le temps de dompter l'acoustique de la salle pour déployer un discours patiemment construit, porté par un vrai sens de la dramaturgie, aux dimensions quasi ritualistes. On en ressort alors conquis. Enchanté, au sens presque littéral du terme.
A lire dans les archives : Roscoe Mitchell en duo avec Matana Roberts en 2006 (déjà dans le cadre de Sons d'hiver) et Tyshawn Sorey en quartet en 2010.
Anthony Davis commence par une longue pièce en forme de variations autour d'un thème aux accents blues, marqué par un ostinato dans les aigus maintenu par la main droite tandis que de sa main gauche il développe un jeu très liquide, aux sonorités aquatiques qui évoquent parfois le son d'un métallophone. On sent dans son jeu à la fois une grande liberté clairement issue du free jazz et un souci de la forme. Il ne s'agit pas juste d'improviser jusqu'à avoir épuisé les possibilités de variations, le morceau doit aussi apparaître comme une solide composition, construite progressivement, pour que la conclusion en révèle la structure. Anthony Davis alterne ces instant compositions et des morceaux plus courts à l'écriture plus traditionnelle, qui puisent leur vocabulaire dans un jazz moderne nourri de standards. Pendant une heure, le pianiste parcourt ainsi une musique aux influences larges, notamment du côté de la musique contemporaine, mais qui conserve néanmoins une dette évidente envers toute une tradition du piano jazz issue d'Ellington.
Instant composition, c'est aussi une expression qui définit bien la musique du trio assemblé par Roscoe Mitchell. Le saxophoniste de l'Art Ensemble of Chicago y côtoie le trompettiste Hugh Ragin et le batteur (mais aussi pianiste et tromboniste) Tyshawn Sorey. Le trio commence d'ailleurs par un dialogue pointilliste entre trois instruments à vent (soprano, trombone, trompette). Les musiciens jouent sur les infrasons, le souffle et de brèves saillies désordonnées. Début assez aride. Progressivement, on se rend néanmoins compte qu'ils sont en fait en train de poser les bases, éparpillées, désassemblées, de ce qui va suivre. Tyshawn Sorey abandonne le trombone, frappe quelques coups de cymbales en passant, puis va s'assoir au piano. Le voyage peut commencer. Le discours se densifie. Roscoe Mitchell, le visage émacié, le regard halluciné, a des allures fantomatiques. Quand il part en respiration circulaire, il donne l'impression d'être définitivement ailleurs. Ayant quitté le monde physique qui l'entoure, il n'est plus que tourbillon de sons. Cet abandon de lui-même inquiète les yeux mais ravit les oreilles. Au piano, Tyshawn Sorey plaque des accords resserrés, où se mêlent les héritages du blues, du free jazz, de la musique contemporaine et de sa propre approche de percussionniste. Hugh Ragin a un discours plus mélodique que ses acolytes, déployant de magnifiques solos qui irradient tout autant les denses passages à trois, que les beaux volumes de l'auditorium quand les deux autres se sont tus. A la batterie, Tyshawn Sorey n'utilise pas la grosse caisse, mais crée une vraie dramaturgie par sa capacité à ponctuer de quelques frappes minimales le dialogue des souffleurs, comme à accompagner par un intense crescendo sur les cymbales les tourbillons obsessionnels du saxophoniste. Alors que le début du concert laissait augurer d'une musique sobre, voire austère, on se laisse emporter par la puissance émotive qui s'échappe finalement du trio, maître de l'espace et du temps. En effet, on sent qu'ils ont pris le temps de dompter l'acoustique de la salle pour déployer un discours patiemment construit, porté par un vrai sens de la dramaturgie, aux dimensions quasi ritualistes. On en ressort alors conquis. Enchanté, au sens presque littéral du terme.
A lire dans les archives : Roscoe Mitchell en duo avec Matana Roberts en 2006 (déjà dans le cadre de Sons d'hiver) et Tyshawn Sorey en quartet en 2010.
dimanche 19 janvier 2014
Didier Levallet Quintet / Bonacina, Simcock, Benita @ La Dynamo, samedi 18 janvier 2014
Retour à la Dynamo, deux jours après le concert d'Elina Duni, pour y retrouver avec bonheur le nouveau quintet emmené par Didier Levallet. J'avais eu l'occasion de voir le groupe une première fois en septembre dernier, à l'occasion d'un concert en plein air donné dans le cadre du festival Jazz in Rueil, et me faisais une joie de pouvoir l'apprécier à nouveau dans un cadre propice à une écoute attentive - proximité de la scène et acoustique dédiée à ce type de musique.
Après dix ans passés à la tête de la scène nationale de Montbéliard, Didier Levallet revient donc arpenter les scènes de France avec un nouveau groupe qui associe un complice de longue date - le batteur François Laizeau - et trois voix qui ont émergé cette dernière décennie - Céline Bonacina aux saxophones baryton et alto, Airelle Besson à la trompette et Sylvaine Hélary aux flûtes. L'alliance des timbres entre baryton, trompette et flûte traversière n'est a priori pas évidente, mais la science harmonique de Didier Levallet fait de véritables merveilles à partir de ces "voix croisées" (titre du disque du groupe, qui fait partie de mon top ten 2013). Les compositions - pour la plupart écrites pour cette assemblée précise - allient avec délice un sens du groove subtil et toujours chantant (assuré avec vigueur par la contrebasse du leader) et des développements mélodiques qui doivent autant à la tradition française qu'aux formes du jazz contemporain. La présence de trois instruments à vent aux tonalités très différentes donne une grande largeur aux thèmes, qui se déploient aussi bien horizontalement (solos vifs et précis de chacune des trois interprètes) que verticalement (beau travail harmonique dans les passages a tutti).
Les titres de la plupart des morceaux ont des résonances littéraires, à commencer par Le dur désir de durer, emprunté à Paul Eluard, et il n'y a donc rien d'étonnant d'y retrouver une volonté narrative affirmée. Il y a un début, un développement, une conclusion - le quintet nous raconte des histoires, et s'attache à maîtriser la forme du discours. Pas d’esbroufe inutile, l'écoute de l'autre et la recherche d'une sonorité singulière, propre à cet ensemble, sont au cœur de la démarche des musiciens. Et, si l'on peut mettre en avant, tour à tour, tel(le) ou tel(le) soliste, il ne faut pas y voir une remise en cause de l'impression première de forte cohérence et de complémentarité qui animent l'orchestre. Malgré tout, il y a aussi un vrai plaisir à retrouver deux musiciennes que l'on a déjà pu apprécier à de nombreuses reprises dans d'autres contextes, et qui brillent particulièrement par leurs solos sur ce beau matériau mélodique : la sonorité très pure d'Airelle Besson et la légèreté aérienne de Sylvaine Hélary donnent une dimension d'espace infini qui compte beaucoup dans la joie que ne manque de procurer cette musique.
Fort de ce bel orchestre, Didier Levallet s'autorise également à revisiter certains thèmes plus anciens, écrits pour d'autres contextes, tel ce Blue Berlin Tango, déambulation curieuse dans une ville encore coupée en deux, ou l'hymne final O.A.C. en hommage à trois figures tutélaires de la free music (Ornette Coleman, Albert Ayler et Charles Tyler). De quoi tout simplement souhaiter une longue vie à cette association d'idées et de personnalités, riche de bien des possibles.
Le deuxième set voyait Céline Bonacina revenir sur scène accompagnée du pianiste anglais Gwilym Simcock et du contrebassiste Michel Benita - là aussi pour une association assez récente. Si je connaissais déjà assez bien Airelle Besson et Sylvaine Hélary, ma rencontre avec la saxophoniste s'est faite à l'occasion de ces "voix croisées", et j'étais donc curieux de pouvoir l'écouter sur un autre répertoire. Le trio a joué deux compositions de chacun de ses membres, tout d'abord deux de Céline Bonacina, puis deux de Michel Benita et enfin deux de Gwilym Simcock. Alternant baryton et soprano, la saxophoniste parcourt des mélodies entraînantes, instillant quelques surprises sonores de ci de là, mais toujours dans un esprit narratif assumé. L'absence d'instrument percussif autorise une grande fluidité dans le passage de relais rythmique entre les trois instrumentistes qui fait tout l'intérêt de cette association. On pourra toutefois regretter l'ordre de passage des groupes, car la force mélodique des thèmes de Didier Levallet, bien incrustés dans la mémoire, fait du coup un peu écran à l'attention pour cette deuxième partie. Heureusement le dernier morceau, écrit par le pianiste pour accompagner deux danseurs, redonne des fourmis dans les jambes par son groove entêtant et permet de finir la soirée un large sourire en travers du visage.
Après dix ans passés à la tête de la scène nationale de Montbéliard, Didier Levallet revient donc arpenter les scènes de France avec un nouveau groupe qui associe un complice de longue date - le batteur François Laizeau - et trois voix qui ont émergé cette dernière décennie - Céline Bonacina aux saxophones baryton et alto, Airelle Besson à la trompette et Sylvaine Hélary aux flûtes. L'alliance des timbres entre baryton, trompette et flûte traversière n'est a priori pas évidente, mais la science harmonique de Didier Levallet fait de véritables merveilles à partir de ces "voix croisées" (titre du disque du groupe, qui fait partie de mon top ten 2013). Les compositions - pour la plupart écrites pour cette assemblée précise - allient avec délice un sens du groove subtil et toujours chantant (assuré avec vigueur par la contrebasse du leader) et des développements mélodiques qui doivent autant à la tradition française qu'aux formes du jazz contemporain. La présence de trois instruments à vent aux tonalités très différentes donne une grande largeur aux thèmes, qui se déploient aussi bien horizontalement (solos vifs et précis de chacune des trois interprètes) que verticalement (beau travail harmonique dans les passages a tutti).
Les titres de la plupart des morceaux ont des résonances littéraires, à commencer par Le dur désir de durer, emprunté à Paul Eluard, et il n'y a donc rien d'étonnant d'y retrouver une volonté narrative affirmée. Il y a un début, un développement, une conclusion - le quintet nous raconte des histoires, et s'attache à maîtriser la forme du discours. Pas d’esbroufe inutile, l'écoute de l'autre et la recherche d'une sonorité singulière, propre à cet ensemble, sont au cœur de la démarche des musiciens. Et, si l'on peut mettre en avant, tour à tour, tel(le) ou tel(le) soliste, il ne faut pas y voir une remise en cause de l'impression première de forte cohérence et de complémentarité qui animent l'orchestre. Malgré tout, il y a aussi un vrai plaisir à retrouver deux musiciennes que l'on a déjà pu apprécier à de nombreuses reprises dans d'autres contextes, et qui brillent particulièrement par leurs solos sur ce beau matériau mélodique : la sonorité très pure d'Airelle Besson et la légèreté aérienne de Sylvaine Hélary donnent une dimension d'espace infini qui compte beaucoup dans la joie que ne manque de procurer cette musique.
Fort de ce bel orchestre, Didier Levallet s'autorise également à revisiter certains thèmes plus anciens, écrits pour d'autres contextes, tel ce Blue Berlin Tango, déambulation curieuse dans une ville encore coupée en deux, ou l'hymne final O.A.C. en hommage à trois figures tutélaires de la free music (Ornette Coleman, Albert Ayler et Charles Tyler). De quoi tout simplement souhaiter une longue vie à cette association d'idées et de personnalités, riche de bien des possibles.
Le deuxième set voyait Céline Bonacina revenir sur scène accompagnée du pianiste anglais Gwilym Simcock et du contrebassiste Michel Benita - là aussi pour une association assez récente. Si je connaissais déjà assez bien Airelle Besson et Sylvaine Hélary, ma rencontre avec la saxophoniste s'est faite à l'occasion de ces "voix croisées", et j'étais donc curieux de pouvoir l'écouter sur un autre répertoire. Le trio a joué deux compositions de chacun de ses membres, tout d'abord deux de Céline Bonacina, puis deux de Michel Benita et enfin deux de Gwilym Simcock. Alternant baryton et soprano, la saxophoniste parcourt des mélodies entraînantes, instillant quelques surprises sonores de ci de là, mais toujours dans un esprit narratif assumé. L'absence d'instrument percussif autorise une grande fluidité dans le passage de relais rythmique entre les trois instrumentistes qui fait tout l'intérêt de cette association. On pourra toutefois regretter l'ordre de passage des groupes, car la force mélodique des thèmes de Didier Levallet, bien incrustés dans la mémoire, fait du coup un peu écran à l'attention pour cette deuxième partie. Heureusement le dernier morceau, écrit par le pianiste pour accompagner deux danseurs, redonne des fourmis dans les jambes par son groove entêtant et permet de finir la soirée un large sourire en travers du visage.
samedi 18 janvier 2014
Elina Duni Quartet @ La Dynamo, jeudi 16 janvier 2014
Premier concert de l'année 2014, dans un lieu familier, mais pour y découvrir des musiciens encore inédits à la scène en ce qui me concerne. Je notais dans mon précédent billet l'heureuse ouverture d'ECM aux musiciens de l'Est de l'Europe et, si je n'y citais pas Elina Duni, c'est que son premier disque pour le label allemand, Matanë Malit, était sorti en 2012. Séduit par ledit disque, je l'ai été tout autant par ce concert.
Elina Duni chante des mélodies albanaises et kosovares, accompagnée par un helvétique trio piano - contrebasse - batterie formé par Colin Vallon, Patrice Moret et Norbert Pfammatter. Ayant quitté l'Albanie avec ses parents alors qu'elle n'avait que dix ans, et vivant à Genève depuis, Elina Duni retourne vers ses racines balkaniques à l'aide de ses chansons, tout en maintenant une appréciable distance par rapport aux formes traditionnelles qui rend toute leur fraîcheur à ces mélodies. Elle arrive ainsi à conserver l'expressivité d'une chanson de mariage kosovare tout en évitant l’exubérance trop appuyée qui colle parfois aux relectures actualisées du répertoire balkanique. Servie par un impeccable trio qui ne cherche pas à se faire passer pour des musiciens du cru - on est loin des ornementations imitatives - ni à tirer les mélodies vers un folklore déraciné - la musique sert aussi à mettre en valeur les sonorités de la langue albanaise - Elina Duni habite avec subtilité et élégance des chansons d'amour, d'exil (nombreuses), de fêtes ou de lutte (une chanson des partisans anti-fascistes des années 30 transmise par son grand-père).
La chanteuse prend le temps, entre chaque morceau, d'en expliquer l'origine géographique - chanson des montagnes, des régions côtières, du Kosovo ou du Sud de l'Albanie - la forme originelle et le thème, et en traduit parfois les paroles. Elle raconte aussi par bribes l'histoire de sa famille - et donc de son pays - comme ce fameux grand-père maternel engagé à 12 ans dans les rangs des partisans, puis bâtisseur enthousiaste du nouveau régime au sortir de la guerre, avant de devenir écrivain dissident face au socialisme trop réel. Le thème de l'exil revient souvent, là aussi reflet d'une réalité partagée entre celle d'un pays de rudes montagnes trouvant leur échappatoire dans la mer ionienne et celle de sa propre histoire familiale.
La musique est parcourue d'éléments qu'on identifie, furtivement, comme des rythmiques issues de la musique turque, des traitements polyphoniques propres aux montagnes bulgares, des prouesses asymétriques présentes en Serbie, et pourtant cela ne ressemble pas à l'habituel traitement du folklore balkanique. Parce qu'Elina Duni a une justesse de ton et une précision rythmique qui donnent de la noblesse à ces mélodies anciennes, parce que les musiciens qui l'accompagnent sont attachés à y insuffler des développements propres au jazz européen contemporain, mais surtout parce que les sonorités de la langue albanaise ont un caractère envoûtant, subtil mélange de douceur et de rudesse, de mer et de montagnes, d'appel du large et d'enracinement profond.
Elina Duni réussit ainsi à proposer une musique qui lui est propre, débarrassée de tous les clichés du genre, qui aiguise fortement un goût du voyage pourtant déjà particulièrement développé. Il va falloir inscrire l'Albanie sur la liste des destinations à venir...
Elina Duni chante des mélodies albanaises et kosovares, accompagnée par un helvétique trio piano - contrebasse - batterie formé par Colin Vallon, Patrice Moret et Norbert Pfammatter. Ayant quitté l'Albanie avec ses parents alors qu'elle n'avait que dix ans, et vivant à Genève depuis, Elina Duni retourne vers ses racines balkaniques à l'aide de ses chansons, tout en maintenant une appréciable distance par rapport aux formes traditionnelles qui rend toute leur fraîcheur à ces mélodies. Elle arrive ainsi à conserver l'expressivité d'une chanson de mariage kosovare tout en évitant l’exubérance trop appuyée qui colle parfois aux relectures actualisées du répertoire balkanique. Servie par un impeccable trio qui ne cherche pas à se faire passer pour des musiciens du cru - on est loin des ornementations imitatives - ni à tirer les mélodies vers un folklore déraciné - la musique sert aussi à mettre en valeur les sonorités de la langue albanaise - Elina Duni habite avec subtilité et élégance des chansons d'amour, d'exil (nombreuses), de fêtes ou de lutte (une chanson des partisans anti-fascistes des années 30 transmise par son grand-père).
La chanteuse prend le temps, entre chaque morceau, d'en expliquer l'origine géographique - chanson des montagnes, des régions côtières, du Kosovo ou du Sud de l'Albanie - la forme originelle et le thème, et en traduit parfois les paroles. Elle raconte aussi par bribes l'histoire de sa famille - et donc de son pays - comme ce fameux grand-père maternel engagé à 12 ans dans les rangs des partisans, puis bâtisseur enthousiaste du nouveau régime au sortir de la guerre, avant de devenir écrivain dissident face au socialisme trop réel. Le thème de l'exil revient souvent, là aussi reflet d'une réalité partagée entre celle d'un pays de rudes montagnes trouvant leur échappatoire dans la mer ionienne et celle de sa propre histoire familiale.
La musique est parcourue d'éléments qu'on identifie, furtivement, comme des rythmiques issues de la musique turque, des traitements polyphoniques propres aux montagnes bulgares, des prouesses asymétriques présentes en Serbie, et pourtant cela ne ressemble pas à l'habituel traitement du folklore balkanique. Parce qu'Elina Duni a une justesse de ton et une précision rythmique qui donnent de la noblesse à ces mélodies anciennes, parce que les musiciens qui l'accompagnent sont attachés à y insuffler des développements propres au jazz européen contemporain, mais surtout parce que les sonorités de la langue albanaise ont un caractère envoûtant, subtil mélange de douceur et de rudesse, de mer et de montagnes, d'appel du large et d'enracinement profond.
Elina Duni réussit ainsi à proposer une musique qui lui est propre, débarrassée de tous les clichés du genre, qui aiguise fortement un goût du voyage pourtant déjà particulièrement développé. Il va falloir inscrire l'Albanie sur la liste des destinations à venir...
mardi 14 janvier 2014
Bilan 2013
Avant d'entamer la saison 2014, petit retour sur ce qui aura marqué mon année 2013 côté jazz.
Parmi les labels dont j'ai acheté au moins trois disques en 2013 (Ayler Records, Clean Feed, Cuneiform, Firehouse 12, Pi Recordings, Rune Grammofon, Songlines, Tzadik), je distinguerais l'un de ceux qui a pourtant le moins besoin de publicité tellement sa réputation n'est plus à faire : ECM. Mais le label munichois a su cette année habilement mêler les plaisirs, entre fidélités de longue date (Carla Bley, Charles Lloyd), ancrage plus récent dans la modernité new-yorkaise (Ralph Alessi, Tim Berne, Chris Potter, Craig Taborn) et ouverture vers de nouveaux vents d'Est (Lucian Ban, Iva Bittova). 8 disques, 8 réussites, et un renouvellement certain qui éloigne toujours et encore le label de la caricature qui en est parfois faite.
Trois musiciennes ont plus particulièrement marqué l'année 2013 pour moi, par leur production discographique comme par leur présence sur scène : Ingrid Laubrock, Kris Davis et Mary Halvorson. La saxophoniste allemande, la pianiste canadienne et la guitariste américaine sont tout d'abord apparues ensemble au sein du quintet mené par la première, sur un disque qui figure dans mon top 10 ci-dessous et pour un concert qui est lui dans mon top 5. La complémentarité de leurs lignes discontinues crée de subtils déséquilibres qui intriguent l'oreille avant de la séduire par l'originalité de leurs "voix croisées" (pour reprendre le titre d'un autre beau disque où se rencontrent trois voix féminines, cf. infra).
On retrouve Ingrid Laubrock chez chacune de ses collègues : sur le Capricorn Climber (Clean Feed) de Kris Davis (en quintet) et sur Illusionary Sea (Firehouse 12) de Mary Halvorson (en septet), mon disque 2013.
Kris Davis a aussi publié deux autres albums particulièrement intéressants cette année : Massive Threads (Thirsty Ear) en solo, et City of Asylum (Clean Feed) en trio sous le lead d'Eric Revis.
Quant à Mary Halvorson elle a approfondi en 2013 quelques relations au long cours : Echo Echo Mirror House (Victo) avec Anthony Braxton, Navigation (Firehouse 12) avec Taylor Ho Bynum, Hammered (Clean Feed) avec Ches Smith et Number Stations (Cuneiform) avec Curtis Hasselbring, tous très recommandables.
Enfin, outre leur concert commun évoqué plus haut, j'ai aussi eu l'occasion d'entendre Mary Halvorson et Ingrid Laubrock aux côtés d'Anthony Braxton à Lisbonne cet été, la saxophoniste avec le quartet de Luc Ex à Amsterdam cet automne, et la guitariste au sein de Living by Lanterns en février et avec son propre quintet en août. On les retrouve ainsi sans surprise dans 3 des 5 concerts qui m'ont le plus marqué cette année.
26 concerts vus cette année, dont 16 chroniqués. J'en retiens particulièrement :
1. Anthony Braxton Quartet @ Fundação Calouste Gulbenkian
2. Dave Douglas Quintet @ Sunside
3. Ingrid Laubrock's Anti-House @ La Dynamo
4. Electric Masada @ Fundação Calouste Gulbenkian
5. Living by Lanterns @ Musée du Quai Branly
J'aimerais bien faire original, être dans le renouveau, surprendre avec un illustre inconnu sorti de nulle part, mais impossible de résister aux charmes musicaux de la guitariste. Après avoir salué son Saturn Sings en 2010 et son Bending Bridges l'année dernière, je suis donc contraint de remettre la bostonienne en haut de la pile, d'autant plus qu'en passant du quintet au septet (par l'adjonction du ténor d'Ingrid Laubrock et du trombone de Jacob Garchik), Mary Halvorson prolonge de la plus belle des manières ses ambitions, renouvelant son écriture en trouvant des dynamiques orchestrales inédites à l'aide des quatre instruments à vent placés en première ligne (saxes alto et ténor, trompette et trombone). Et toujours cette sonorité de guitare acidulée, ultra-addictive.
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Label de l'année
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Musicien(nes) de l'année
Trois musiciennes ont plus particulièrement marqué l'année 2013 pour moi, par leur production discographique comme par leur présence sur scène : Ingrid Laubrock, Kris Davis et Mary Halvorson. La saxophoniste allemande, la pianiste canadienne et la guitariste américaine sont tout d'abord apparues ensemble au sein du quintet mené par la première, sur un disque qui figure dans mon top 10 ci-dessous et pour un concert qui est lui dans mon top 5. La complémentarité de leurs lignes discontinues crée de subtils déséquilibres qui intriguent l'oreille avant de la séduire par l'originalité de leurs "voix croisées" (pour reprendre le titre d'un autre beau disque où se rencontrent trois voix féminines, cf. infra).
Ingrid Laubrock @ Bimhuis, Amsterdam, novembre 2013
On retrouve Ingrid Laubrock chez chacune de ses collègues : sur le Capricorn Climber (Clean Feed) de Kris Davis (en quintet) et sur Illusionary Sea (Firehouse 12) de Mary Halvorson (en septet), mon disque 2013.
Kris Davis a aussi publié deux autres albums particulièrement intéressants cette année : Massive Threads (Thirsty Ear) en solo, et City of Asylum (Clean Feed) en trio sous le lead d'Eric Revis.
Quant à Mary Halvorson elle a approfondi en 2013 quelques relations au long cours : Echo Echo Mirror House (Victo) avec Anthony Braxton, Navigation (Firehouse 12) avec Taylor Ho Bynum, Hammered (Clean Feed) avec Ches Smith et Number Stations (Cuneiform) avec Curtis Hasselbring, tous très recommandables.
Enfin, outre leur concert commun évoqué plus haut, j'ai aussi eu l'occasion d'entendre Mary Halvorson et Ingrid Laubrock aux côtés d'Anthony Braxton à Lisbonne cet été, la saxophoniste avec le quartet de Luc Ex à Amsterdam cet automne, et la guitariste au sein de Living by Lanterns en février et avec son propre quintet en août. On les retrouve ainsi sans surprise dans 3 des 5 concerts qui m'ont le plus marqué cette année.
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Concerts de l'année
Electric Masada @ Fundação Gulbenkian, Lisbonne, août 2013
26 concerts vus cette année, dont 16 chroniqués. J'en retiens particulièrement :
1. Anthony Braxton Quartet @ Fundação Calouste Gulbenkian
2. Dave Douglas Quintet @ Sunside
3. Ingrid Laubrock's Anti-House @ La Dynamo
4. Electric Masada @ Fundação Calouste Gulbenkian
5. Living by Lanterns @ Musée du Quai Branly
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Disque de l'année
Mary Halvorson Septet - Illusionary Sea (Firehouse 12)
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Le reste du top 10 (par ordre alphabétique)
Darcy James Argue's Secret Society - Brooklyn Babylon (New Amsterdam)
Tim Berne's Snakeoil - Shadow Man (ECM)
Samuel Blaser's Consort in Motion - A Mirror to Machaut (Songlines)
Curtis Hasselbring - Number Stations (Cuneiform)
Ingrid Laubrock's Anti-House - Strong Place (Intakt)
Didier Levallet Quintet - Voix croisées (Evidence / Frémeaux & Associés)
Myra Melford - Life Carries Me This Way (Firehouse 12)
Nicole Mitchell's Ice Crystal - Aquarius (Delmark)
Craig Taborn Trio - Chants (ECM)
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