Voici un groupe que j'ai vu naître. J'étais en effet à leur premier concert commun il y a un peu plus de deux ans et demi à La Fontaine. Depuis, j'ai revu régulièrement l'association triangulaire d'Emmanuel Scarpa (batterie), Antonin Rayon (orgue Hammond et clavinet) et Alexandra Grimal (sax ténor et soprano) : aux Voûtes, à l'Olympic Café ou, déjà, au Sunset en juin dernier. Il y a six mois, Gérard Terronès était là pour capter la prestation du trio. Hier soir, il était encore là pour la sortie de ce premier disque d'Alexandra sous son nom : Shape, sur son label Futura Marge.
Ce qui m'avait frappé lors de leur premier concert, c'était la qualité d'écoute réciproque, la recherche d'une certaine retenue dans le son et, déjà, une attention particulière à la texture sonore du trio sax-claviers-batterie. A l'époque, Alexandra n'était intervenue qu'au soprano, en laissant beaucoup d'espaces à ses acolytes. Au fil des concerts, le son s'est densifié, jouant plus souvent à l'énergie, avec un enchevêtrement sonore et rythmique plus touffu. L'apport du ténor, et l'habitude de la rencontre à trois, ont ainsi permis d'enrichir le champ d'expression du trio, toujours adepte de l'exploration des basses sonorités, mais qui n'hésite pas à faire monter le groove et la puissance sonore au cours de longues plages brûlantes. Si le son du trio est assez caractéristique, la démarche les rapproche tout de même d'un questionnement esthétique du jazz contemporain qu'on retrouve dans les trios un peu similaires Eskelin / Parkins / Black et Berne / Taborn / Rainey. La matière sonore semble en constante ébullition, perturbée par des rythmes asymétriques qui déclenchent des réactions imprévues : là un sifflement ténu mais persistant du sax, ailleurs des nappes distordues à l'orgue, ou encore une accélération soudaine empreinte d'un groove libéré.
La sonorité particulière d'Emmanuel Scarpa à la batterie a un impact essentiel sur le son du trio. Venu du rock, il peut, dans les passages les plus puissants, soutenir un rythme très carré, mais c'est par son aptitude à maintenir des frappes irrégulières - en intensité comme en cadence - qu'il contribue le plus à définir le cadre dans lequel s'inscrit la musique du groupe. On ne s'étonnera pas de l'avoir vu au contact de quelques têtes d'affiche de l'ex-nébuleuse du Hask : Stéphane Payen au sein de Thôt Twin, ou Benoît Delbecq en trio avec le clarinettiste Roland Pinsard. De sérieuses références en matière de science rythmique, entre groove et asymétrie.
J'ai eu un peu moins souvent l'occasion de voir Antonin Rayon dans d'autres contextes, mais on le sait proche de Marc Ducret ou des membres du Bruit du [sign], ce qui précise un peu son esthétique. Entre cliquetis pointillistes et distorsions dignes d'une guitare électrique, son approche des claviers est assez éloignée de la tradition jazz telle que documentée notamment par le jazz-rock au kilomètre des années 70. Chez lui aussi la tension constante entre l'énergie et la retenue, le continuum du son et les irrégularités rythmiques, est la source d'un univers instable, propice aux prises de risques et à l'écoute constamment renouvelée.
Hier soir, Alexandra Grimal n'a joué qu'au ténor et, même si son phrasé est moins directement sous l'influence de Wayne Shorter qu'au soprano, elle en conserve une approche climatique qui lui permet de rebondir sur les ambiances proposées par le couple claviers-batterie, mais aussi, de plus en plus au fil des concerts, de s'affirmer comme source de discours autonome autour duquel c'est aux deux autres de réagir. Ce n'est donc pas tout à fait anodin que le disque du trio, comme le concert d'hier soir, se présentent sous l'intitulé "Alexandra Grimal Trio" quand au départ la logique semblait plus équilatérale. Ce premier jalon en tant que leader dans sa carrière discographique prend alors tout son sens et, connaissant sur scène sa diversité stylistique et son besoin d'approches aussi différentes que complémentaires, on a hâte de pouvoir entendre la suite.